Geetha Ganapathy-Doré, Université Sorbonne Paris Nord
C’est un carré d’as que l’Inde a abattu, avec Sundar Pichai, Satya Nadela, Shantanu Narayen et Arvind Krishna. Si vous n’êtes pas familier des pages économie des journaux, vous ignorez peut-être qu’ils sont respectivement à la tête d’Alphabet (le nom du groupe qui a développé Google), Microsoft, Adobe, IBM.
Il ne faudrait pas croire que ces quelques têtes d’affiche sont l’arbre qui cache la forêt. Même s’ils sont discrets, les succès de l’Inde dans le numérique sont si importants que le pays occupe désormais la troisième place mondiale après la Chine et les États-Unis dans le secteur des technologies de l’information.
Ces performances ont attiré l’attention du monde entier sur la formation des ingénieurs en Inde, avec, parfois, quelques inexactitudes dues à une méconnaissance de l’histoire de ce pays et un imaginaire très daté. Dans l’esprit de ceux-là, l’Inde serait une très vieille civilisation tellement éprouvée par la colonisation britannique que, depuis son indépendance, elle tenterait tant bien que mal d’émerger comme une grande puissance sur la scène mondiale.
Or, il n’en est rien. L’Inde a une longue tradition scientifique et mathématique. Si elle est aujourd’hui un acteur de premier plan en matière d’ingénieurs, cela n’est pas un hasard. Pour ne donner que quelques noms qui rappellent l’importance de la contribution indienne à l’histoire des mathématiques, citons les travaux sur le système décimal d’Aryabhata au cinquième siècle ou ceux du grammairien Panini au sixième siècle av. J.-C. Ce dernier est connu pour avoir inspiré la forme de Backus-Naur des langages informatiques d’aujourd’hui. On peut encore citer le nom de Srinivasa Ramanujan qui trouva en 1914 une formule pour la série infinie de pi, formule utilisée comme base pour les algorithmes. Loin des clichés, les résultats actuels reposent sur une continuité scientifique du pays, sur laquelle ont souvent insisté les dirigeants depuis l’indépendance à commencer par Jawaharlal Nehru.
L’Inde a aussi su tirer profit de certains « apports » coloniaux, comme les instituts universitaires d’ingénieurs (Engineering colleges) fondés par les Britanniques dans la deuxième moitié du XIXᵉ siècle. Ces établissements avaient pour but de former une classe intermédiaire d’ingénieurs, qui pourraient ensuite travailler et accompagner le programme de travaux publics voulu par le gouvernement colonial. En effet, ce dernier contrôlait aussi le contenu des programmes des cours dispensés dans ces écoles. Pour contrecarrer les limites posées à la formation, cantonnée au domaine des travaux publics, certains ingénieurs vont s’inscrire au Massachusetts Institute of Technology (MIT) à Boston entre 1900 et 1947.
Une formation louée par Bill Gates
Après l’indépendance obtenue en 1947, le « premier » premier ministre indien, Jawaharlal Nehru, décide d’installer des « temples d’apprentissage » pour moderniser l’Inde. C’est ainsi que naissent les Indian Institutes of Technology (IIT). Le premier voit le jour à Kharagpur en 1951. Il y en a 23 aujourd’hui.
17 385 personnes s’y sont inscrites en 2023 après avoir réussi le concours JEE (Joint Entrance Exam) mains et advanced. Il existe une voie d’accès pour les étudiants étrangers qui peuvent tenter le JEE Advanced.
Ces instituts sont caractérisés par l’entrée sur concours, la prise en charge de la formation par le gouvernement central, la diversité des disciplines enseignées, la modernité des équipements. Les conditions d’enseignement feraient rêver plus d’un enseignant, puisqu’on compte en moyenne un professeur pour huit étudiants. Sans oublier des services de recrutement des étudiants sur le campus. Rien d’étonnant, donc, si Bill Gates a considéré que les IIT étaient une institution unique, incroyable et de rang mondial.
Enfin, d’autres institutions forment des ingénieurs en Inde, comme les National Institutes of Technology (connus auparavant sous le nom de Regional Engineering Colleges et cofinancés par le gouvernement central et le gouvernent de l’état), les Indian Institutes of Information Technology (financé par le gouvernement central, les gouvernements des États et des partenaires industriels), mais aussi des établissements financés par des États, des instituts privés ou encore les Polytechnic Colleges (institut universitaire de technologie proposant des formations de trois ans).
1,5 million d’ingénieurs par an
Au total, l’infrastructure indienne comprend 2 500 instituts d’ingénieurs, 1400 instituts universitaires de technologie and 200 écoles de planification urbaine et d’architecture. Chaque année, l’Inde « produit »1,5 million d’ingénieurs. Le National Council of Educational Research and Training (NCERT), un organisme gouvernemental autonome fondé en 1961 pilote un plan national de recherche de talents. Dès le lycée, des jeunes garçons et filles possédant les aptitudes pour devenir ingénieurs sont identifiés par cette institution, qui organise des examens.
Ensuite, le NCERT finance la formation des jeunes sélectionnés jusqu’au doctorat à l’aide des bourses. De son côté, l’Indian Technical and Economic Cooperation Programme (ITEC),lancé dès 1964, finance des bourses pour former des ingénieurs venus de pays en voie de développement.
L’ouverture à l’international ne s’arrête pas là. Si l’Inde forme des jeunes issus de pays plus pauvres qu’elle, elle ne rechigne pas à passer des accords avec les entreprises des pays développés. Ainsi, le premier ministre Rajiv Gandhi, qui était connu pour être un passionné d’informatique, a négocié un accord bilatéral de coopération scientifique et technologique avec le Japon en 1985. L’investissement de Suzuki Motors Corporation en Inde dans les années 1980 a contribué au développement de l’industrie automobile et à l’introduction de technologies japonaises en Inde.
Des liens avec les États-Unis ont été aussi créés. Dans les années 1960, l’émigration d’ingénieurs indiens a été perçue comme une fuite des cerveaux. Quelques années plus tard, les échanges se font dans les deux sens. En 1987, ouvre le bureau d’Infosys Technologies Ltd, entreprise fondée par N.R. Narayana Murthy avec sept autres ingénieurs logiciels à Bangalore en 1981. En 2000, la société a aidé plusieurs entreprises américaines à corriger le bug de l’an 2000 avec une équipe de cinquante ingénieurs.
Si les entreprises indiennes telles que Infosys, Wipro, Cognizant, Tata Consultancy Services, and Tech Mahindra sont aujourd’hui présentes dans la Silicon Valley, et si environ 25 % des start-up de la Silicon Valley sont dirigées par les Indiens, les entreprises de Silicon Valley investissent plus d’un milliard de dollars par an en Inde. Ce brassage nécessite et facilite la formation d’ingénieurs en Inde.
Le revers de la médaille
Si les succès indiens sont incontestables, ils ne doivent pas occulter certains défis qui se posent aujourd’hui. D’ores et déjà, les institutions de formation d’ingénieurs chinoises sont mieux classées au niveau international.
L’entrée par concours garantit certes l’égalité entre tous et l’inclusion des femmes. Reste que le système est dans les faits moins égalitaire qu’il n’y paraît. En effet, les classes aisées peuvent envoyer leurs enfants dans des sessions préparatoires privées qui coûtent cher. En outre, la compétition est si forte que certains étudiants se suicident après avoir échoué au concours d’entrée pour ne pas décevoir leurs parents. Une fois intégrée, la formation est exigeante et ne laisse pas beaucoup de place au repos.
Le taux d’insertion des ingénieurs indiens a tourné autour de 57 % en 2023. Et la récente annonce par le gouvernement indien d’une mission pour la IA promet de créer des débouchées pour les ingénieurs formés en Inde. De quoi créer peut-être une nouvelle vague de figures emblématiques des succès scientifiques de l’Inde.
Auteur
Geetha Ganapathy-Doré, Maîtresse de conférences HDR en anglais, Université Sorbonne Paris Nord
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.