Le 3 octobre 2023 a marqué le dixième anniversaire du naufrage survenu au large de Lampedusa, qui a provoqué la mort de plus de 300 migrants en 2013, et qui constitue encore aujourd’hui un des épisodes les plus meurtriers et emblématiques de la crise des migrants et des réfugiés en Méditerranée.
Ironie de l’histoire, quelques jours avant ce triste anniversaire, l’île a connu un nouvel épisode de crise migratoire lorsque, en septembre 2023, une dizaine de milliers de migrants sont arrivé en quelques jours, saturant les capacités d’accueil et provoquant l’habituelle série de réunions d’urgence, visites de responsables politiques, annonce de nouvelles mesures, etc.
Ce type d’événement relève désormais d’une forme de jour sans fin. À intervalles réguliers, les mêmes problèmes se posent, à Lampedusa ou ailleurs. Et à chaque fois, les États européens y réagissent dans l’urgence, en refaisant exactement la même chose que lors du précédent épisode de crise : ils renforcent le contrôle des frontières, intensifient la coopération avec les pays tiers, durcissent leur législation, promettent de lutter contre les passeurs et d’accroître les expulsions, etc.
En France, la même impression de surplace se dégage de l’actualité politique. Rappelons que le gouvernement travaille actuellement à la 30ᵉ loi sur l’immigration depuis 1980 : au rythme de presque une nouvelle loi par an, le pays est engagé dans un processus continu et probablement sans fin, de nature sisyphéenne, qui voit une nouvelle loi chasser la précédente sans que le « problème » posé par les migrations ne soit d’une quelconque manière résolu.
« On ne peut pas accueillir toute la misère du monde »
Il en va de même des discours politiques. En septembre 2023, Emmanuel Macron a repris la célèbre phrase prononcée par Michel Rocard en 1989 : « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Laquelle phrase avait été déjà reprise par Manuel Valls en 2012, et par Macron lui-même à plusieurs reprises depuis 2017.
En 1989, François Mitterrand évoquait une politique migratoire alliant sévérité aux frontières et humanité, soit presque la même expression (humanité et fermeté) que le gouvernement actuel emploie pour justifier la nouvelle loi en cours d’élaboration.
Cette répétition sans fin des mêmes propos est d’autant plus frappante qu’ils n’ont aucun sens. Personne n’a en effet jamais suggéré que la France accueille toute la misère du monde : on voit donc mal pourquoi il est nécessaire de continuellement exclure ce scénario. Et si on comprend à peu près en quoi consiste la fermeté des États, personne n’a jamais réussi à définir ce à quoi ressemblerait une politique migratoire ferme et humaine.
L’appel d’air, un vrai faux argument
On pourrait faire la même observation à propos de l’argument de l’appel d’air, selon lequel un accueil décent des migrants et des réfugiés serait incompatible avec la maîtrise de l’immigration irrégulière car il les encouragerait à venir en France. Cela n’a jamais été démontré, mais le concept est devenu un mot magique, repris de manière pavlovienne par tous les gouvernements successifs de gauche comme de droite.
Les politiques migratoires reposent ainsi sur des croyances inchangées depuis plusieurs décennies. Du point de vue de la raison, c’est incompréhensible : un gouvernement qui constate l’échec de sa politique devrait, en toute logique, remettre en cause les postulats de son action et réévaluer sa stratégie.
Mais malgré l’échec de leurs politiques, les États européens continuent de croire dans ce qu’il faut bien qualifier de monde imaginaire : dans cet univers parallèle, les frontières sont bien contrôlées, la distinction entre migrants et réfugiés est claire pour tout le monde, les migrants économiques viennent docilement combler les besoins de main-d’œuvre dans les secteurs dits « en tension », les pays tiers font preuve de bonne volonté pour aider l’Europe à prévenir l’immigration irrégulière, l’aide au développement est judicieusement allouée pour réduire la pression migratoire dans les pays du Sud, etc.
Il n’y a aucune chance que tout cela se produise dans le monde réel. Mais cet horizon inatteignable est tellement désirable qu’on ne cesse de l’invoquer en espérant le faire advenir. Il n’est donc pas surprenant que des responsables politiques prononcent exactement la même phrase à près de quarante ans d’intervalle : c’est précisément la manière dont les mythes fonctionnent, avec la répétition rituelle des mêmes mantras hérités de nos ancêtres, que chaque génération se répète et transmet à la suivante.
Un rapport complexe à la réalité
Rappelons que le mythe entretient un rapport complexe à la réalité. Il ne perd pas son pouvoir d’attraction, même lorsque la réalité ne cesse de le démentir. Dans la mesure où le mythe sert à unir et rassurer une société, il devient au contraire d’autant plus précieux et valable que cette réalité s’avère menaçante ou échappe au contrôle. Chaque nouvelle « crise » migratoire constitue ainsi une raison de plus pour les sociétés européennes de réitérer leur croyance dans un horizon utopique qui les verrait atteindre leur objectif de « maîtrise des flux migratoires ».
La croyance dans le mythe s’accommode aussi de quelques contradictions. Dans un livre célèbre, Paul Veyne se demande si les Grecs de l’Antiquité croyaient à leurs mythes et il avance l’hypothèse qu’il existe différents « programmes de vérité », qui cohabitent au sein des sociétés et en chacun d’entre nous. Comme le malade qui espère un miracle à Lourdes mais n’en prend pas moins ses médicaments, cela nous permet tout à la fois de croire et de ne pas croire, ou de croire tout en adoptant des comportements peu conformes avec nos croyances.
L’exemple italien
C’est ainsi qu’en Italie, le gouvernement actuel se montre à la fois intransigeant et souple dans sa politique migratoire. Issue de l’extrême droite où l’immigration est systématiquement présentée comme une « invasion », et élue sur la promesse d’un « blocus » maritime contre l’immigration irrégulière, Giorgia Meloni reconnaît ainsi que ses objectifs sont difficiles à atteindre, sans pour autant changer de discours.
Par ailleurs, son gouvernement continue de régulariser des sans-papiers pour faire face à la pénurie de main-d’œuvre dans un pays vieillissant, et prévoit même d’accroître l’immigration de travail.
On peut n’y voir qu’un double discours, ou l’illustration du cynisme de dirigeants qui font des promesses électorales auxquelles ils ne croient pas eux-mêmes. La frontière ne serait alors plus qu’un théâtre, où les États européens mettent en scène leur volonté insincère de contrôle de l’immigration, à la seule fin de rassurer leurs concitoyens et de détourner leur attention.
Concilier l’inconciliable ?
Mais c’est oublier que les politiques migratoires soulèvent de véritables dilemmes, et qu’une des fonctions des mythes est précisément de dépasser les contradictions qui sont au cœur de l’expérience humaine. De même que le Minotaure est à la fois humain et animal, les mythes migratoires concilient l’inconciliable, du moins sur le plan symbolique. La formule incantatoire « fermeté et humanité » promet ainsi de concilier ouverture et fermeture, générosité et sévérité, exclusion et solidarité, etc.
De façon plus fondamentale, l’Europe est l’héritière de deux croyances antinomiques. Depuis les Lumières, elle se pense comme le berceau des droits humains, de l’universalité, du progrès et de l’égalité – d’où la référence à l’humanité. Mais de par son histoire coloniale, elle est de longue date structurée autour d’une opposition entre « eux » et « nous », qui fonde une différence structurelle de traitement entre Européens et non-Européens, et qui motive sa « rage à marquer sa différence contre le reste du monde », pour reprendre l’expression d’Achille Mbembe dans De la postcolonie.
La contradiction réapparaît à chaque nouveau naufrage. L’Europe est choquée, elle se désole, se mobilise et exprime sa solidarité. Mais dans le même temps elle ne change rien à ses politiques, et s’accommode finalement de voir ses frontières transformées en une fosse commune pour non-Européens.
On conçoit que dans le monde réel il ne soit pas simple de concilier ces deux héritages, et qu’il est donc tentant de se réfugier dans un monde magique où la contradiction disparaîtrait. Cela se fait bien sûr au détriment d’une refondation pourtant nécessaire des politiques migratoires : mais après tout, de même que la religion est l’opium qui maintient le peuple dans le statu quo, les mythes tendent à être du côté de l’ordre établi.
Auteur
Antoine Pécoud, Professeur de sociologie, Université Sorbonne Paris Nord
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.