Dissuader les candidats à la migration : pourquoi les campagnes de l’UE sont un échec

En septembre 2023, en réponse à l’arrivée de près de 10 000 migrants sur l’île de Lampedusa, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a présenté un catalogue de dix mesures immédiates. On y trouve notamment un appel à « augmenter le nombre des campagnes de sensibilisation et de communication afin de décourager les traversées de la Méditerranée », ainsi qu’à « intensifier la coopération avec le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) ».

Cet épisode rappelle la place centrale des campagnes d’information et de dissuasion de l’immigration irrégulière dans les politiques européennes, ainsi que le recours aux organisations internationales pour leur mise en œuvre.

En 2022, le HCR lance dans plusieurs pays africains la campagne « Telling the Real Story », qui veut « raconter la véritable histoire », en insistant sur les terribles épreuves qui attendent les candidats à l’émigration irrégulière, comme le trafic et la traite d’êtres humains.

Quant à l’OIM, cela fait trois décennies qu’elle organise de telles campagnes, à l’instar de « Migrants as Messengers », qui fait d’anciens migrants des « messagers » en leur donnant la parole afin qu’ils dissuadent les jeunes tentés de partir.

L’argumentaire est toujours le même : les candidats à l’émigration en Afrique sont ignorants des risques et il faut donc les informer afin qu’ils prennent la bonne décision, à savoir rester chez eux ou migrer uniquement s’ils en ont le droit ; à cela s’ajoutent des messages sur les opportunités dans le pays d’origine et le devoir de contribuer au développement de l’Afrique.

Des centaines de campagnes

D’après un rapport du programme européen de recherche Bridges, l’UE a dépensé plus de 23 millions d’euros depuis 2015 pour organiser près de 130 campagnes.

Si l’Europe est à la pointe, elle n’est pas la seule. L’Australie s’est illustrée par des messages particulièrement mordants, avec des campagnes qui s’adressent aux personnes tentées par l’immigration irrégulière en leur disant « NO WAY. You will not make Australia home » (« IMPOSSIBLE. Vous ne ferez pas de l’Australie votre pays »). Cette stratégie a d’ailleurs suscité l’enthousiasme de Donald Trump, alors Président des États-Unis.

Outre l’OIM et le HCR, ces campagnes sont aussi organisées par des entreprises privées, comme Seefar qui proposent des services de « communication stratégique », et par des ONG, comme l’association espagnole Proactiva Open Arms, qui en plus de ses activités de sauvetage en Méditerranée organise des campagnes de sensibilisation au Sénégal.

Cependant, toutes ces initiatives et tous ces acteurs sont confrontés à un problème de taille : personne n’est en mesure de démontrer l’efficacité de ces campagnes. Et on ne sait presque rien de leur influence sur la décision de migrer.

Une efficacité difficile à évaluer

À mesure qu’augmentent les budgets qui leur sont consacrés, certaines études ont cependant commencé à se pencher sérieusement sur l’impact des campagnes.

En 2018, une étude de l’OIM soulignait que les campagnes sont difficiles à évaluer car elles ont un double objectif : fournir de l’information, mais aussi réduire l’immigration irrégulière.

Il arrive que seul un des deux objectifs soit atteint : en 2023, une étude consacrée à « Migrants as Messengers » montre que cette campagne a bien accru le niveau d’information, mais qu’elle n’a pas réduit les départs.

Mais alors qu’elle organise de telles campagnes depuis 30 ans, l’OIM n’a effectué que de rares et tardives études d’impact : il est en effet coûteux de mesurer sérieusement leur efficacité et il apparaît que les États européens préfèrent multiplier les campagnes plutôt que financer des évaluations.

Du côté de la recherche indépendante, une étude de l’Institute for Social Research d’Oslo en 2019 a porté sur des migrants d’Érythrée, de Somalie et d’Éthiopie, en transit au Soudan avec l’intention de continuer vers l’Europe.

Il s’agissait d’évaluer une campagne lancée en 2015 par la Norvège, intitulée « Stricter asylum regulations in Norway », qui avait recours à Facebook pour informer les migrants potentiels des faibles chances d’obtenir l’asile dans ce pays. Comme pour n’importe quelle publicité, l’algorithme de Facebook devait permettre d’identifier les internautes qui effectuent des recherches sur l’immigration, l’Europe ou les visas, et de leur proposer des messages de dissuasion ciblés.

L’étude a confirmé que les migrants sont connectés et qu’ils utilisent les réseaux sociaux pour s’informer et organiser leur migration. Mais s’ils ont parfois entendu parler des campagnes européennes, la plupart ne les ont pas vues. Invités à les visionner, ils dirent ne rien apprendre : ils sont au courant des terribles conditions de vie des migrants en Libye, par exemple, mais sans que cela ne les dissuade de partir pour échapper à l’impasse de leur situation.

Des migrants expulsés d’Europe appelés à témoigner

En 2023, une équipe de la Vrije Universiteit Brussel a analysé l’information dont disposent les jeunes tentés par l’émigration en Gambie, et la manière dont les campagnes affectent leur décision de partir. Comme au Soudan, les informations sur les risques de l’immigration irrégulière correspondent à ce que ces jeunes savent déjà. Mais faute de perspectives au pays, ils partiront quand même, en toute connaissance de cause.

Une autre étude menée auprès d’Afghans en transit en Turquie a débouché sur des conclusions similaires.

Or, ces travaux ont aussi révélé un autre problème : les destinataires de ces campagnes ne les prennent pas au sérieux car ils les estiment biaisées par les objectifs politiques de l’Europe ; et ils préfèrent donc s’informer auprès de proches, ou même de passeurs.

Ce résultat a motivé de nouvelles stratégies. À l’instar de « Migrants as Messengers », les campagnes dites « peer to peer » (« de pair-à-pair ») prévoient que des migrants expulsés d’Europe parlent de leur expérience à ceux qui seraient tentés de les imiter. Cela s’inscrit dans une technique dite de « unbranding », un concept issu du marketing qui désigne l’omission de la marque sur un produit afin de mieux le vendre : dans le cas des campagnes, cela revient à dissimuler les institutions européennes et internationales qui les financent.

Une autre stratégie consiste à ne pas cibler les migrants potentiels, mais les acteurs locaux qui influencent les perceptions des migrations, à commencer par les médias ou les artistes. L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) travaille ainsi avec des musiciens populaires auprès des jeunes Africains, ainsi qu’avec des journalistes.

De même, l’Unesco (Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture) forme des journalistes sénégalais à parler d’une manière qu’elle qualifie de « diversifiée » des migrations.

Quel rôle pour les journalistes ?

Dans un contexte de précarité des professionnels des médias et de la culture, le soutien des organisations internationales est bienvenu, mais pose la question de la liberté d’expression et de la liberté de la presse sur ce sujet politiquement sensible.

Au Maroc, le Réseau des Journalistes marocains sur les migrations s’est constitué pour traiter des migrations de manière indépendante ; ce qui n’empêche pas ces journalistes de participer à des activités de formation organisées par des organisations internationales, soutenues par des financements européens.

En Gambie, une étude récente a mis en évidence les dilemmes des journalistes locaux qui sont invités à diffuser des messages sur les dangers de l’immigration tout en essayant de conserver leur indépendance.

Aux yeux de leurs défenseurs, ces campagnes se justifient car les migrants qui meurent en Méditerranée seraient victimes des informations fallacieuses des passeurs. Informer permettrait alors de sauver des vies. Mais aucune étude ne vient étayer cette hypothèse : au contraire, il apparaît que les migrants partent en connaissant les risques auxquels ils s’exposent.

Face à cette réalité inconfortable, il est possible que les campagnes d’information ne servent qu’à donner aux responsables européens le sentiment qu’ils agissent pour prévenir les tragédies qui découlent de leurs propres politiques. Après tout, c’est en partie faute de possibilités de migrer légalement que beaucoup de migrants tentent leur chance de façon irrégulière, avec tous les risques que cela implique.

La rareté des évaluations disponibles atteste que l’efficacité des campagnes n’est pas la priorité des États européens. Cet outil de politique migratoire aurait donc une valeur avant tout symbolique – comme preuve que l’Europe se préoccupe du sort des nombreuses personnes qu’elle ne veut pas accueillir sur son sol.

Mais cette stratégie politique n’en a pas moins des effets bien réels sur les acteurs locaux, et sur la capacité des sociétés du Sud à débattre de façon autonome des enjeux politiques majeurs que soulèvent les migrations internationales.


Auteurs

Antoine Pécoud, Professeur de sociologie, Université Sorbonne Paris Nord et Mélodie Beaujeu, Consultante et chercheuse, affiliée à l’Institut Convergences Migrations, Sciences Po

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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