Rappelez-vous, il y a quelques mois, alors qu’une colère des agriculteurs français émergeait médiatiquement, certaines substances se retrouvaient au cœur d’intenses débats. Le président de la FNSEA déplorait par exemple que l’on « agite la peur des phytosanitaires », tandis que du côté de la Confédération Paysanne, par exemple, on s’inquiétait que les « pesticides de synthèse sont à l’origine d’une pollution diffuse ».
« Pesticides », « produits phytopharmaceutiques », « produits phytosanitaires » : parle-t-on vraiment de la même chose quand on emploie ces termes ? À l’heure où la restriction des limitations les concernant est en cours, un petit point de clarification sémantique et historique peut s’imposer. Il nous permet de constater qu’en réalité le choix de ces mots est surtout révélateur d’intérêts et de visions du monde antagonistes.
Tuer les nuisibles ou soigner les plantes ?
Aujourd’hui, pour décrire les substances issues de la chimie de synthèse utilisées en agriculture, les acteurs qui soulignent leurs effets délétères pour la santé humaine et l’environnement les désignent volontiers en tant que « pesticides », terme dont l’étymologie latine rappelle qu’ils sont utilisés pour tuer (caedere) certains organismes vivants que sont les « pestes » qui peuvent endommager les récoltes : principalement les « mauvaises » herbes (on parlera alors d’herbicides), les insectes (insecticides) et les champignons (fongicides). À l’inverse, les défenseurs de ces produits – syndicats d’exploitants agricoles majoritaires donc, mais aussi les industriels qui les produisent ou les acteurs qui les distribuent – préfèrent parler de produits « phytosanitaires » ou « phytopharmaceutiques », faisant appel de leur côté à l’étymologie grecque (phyto, la plante) pour rappeler que ces produits sont utilisés pour le soin des cultures.
Si ces termes sont aujourd’hui des marqueurs politiques en France, il est important de rappeler que les significations qui y ont été associées ont varié au cours du temps, à mesure que l’emploi de produits toxiques pour protéger les récoltes s’est généralisé dans l’agriculture française.
Des recherches historiques soulignent ainsi que l’usage agricole de produits naturels mais dangereux, comme le plomb ou l’arsenic dans l’agriculture, s’est développé dès la fin du 19ème siècle. Les premiers textes de loi qui encadrent ces usages mettent largement en avant leur nocivité pour l’homme ou la faune. La Loi du 12 juillet 1916 « concernant l’importation, le commerce, la détention et l’usage des substances vénéneuses » réglemente ainsi à la fois les produits stupéfiants et les pesticides. En 1934, le gouvernement crée une commission chargée d’étudier l’emploi des « toxiques en agriculture » et de veiller à ce que l’application des « substances vénéneuses » n’entraîne pas de dommages incontrôlables. Quelques années après, en 1943 quand paraît une loi visant à encadrer l’évaluation des risques liés à ces produits, le terme réglementaire choisi par le gouvernement de Vichy est celui de « produits antiparasitaires à usages agricoles ».
Un développement des recherches et de l’industrie
Le terme « phytopharmaceutique » apparaît quant à lui au cours des années 1930, sous l’effet conjoint de deux dynamiques liées. La première est l’engagement de la recherche publique au service de la modernisation de l’agriculture française. Des recherches, qui concernent tant les entomologistes ou zoologistes, spécialistes du contrôle des insectes, que les pharmaciens, qui étudient les effets pathogènes des molécules que synthétisent les industries chimiques, se développent. Elles promeuvent le développement de la « phytopharmacie », conçue comme l’utilisation scientifique et rationnelle des pesticides en agriculture.
Il semble que ce soit en 1934, au Centre national de la recherche agronomique de Versailles (qui deviendra l’Inra en 1946), qu’un chercheur (Marc Raucourt) utilise ce terme pour la première fois pour désigner son laboratoire. Dans les années qui suivent des associations savantes (Association professionnelle de la phytopharmacie en 1936 ; Société française de phytiatrie et de Phytopharmacie en 1952) et des revues spécialisées (par exemple, Phytiatrie-Phytopharmacie) sont créées pour légitimer cette nouvelle science et, par extension, l’usage des produits chimiques de synthèse en agriculture. Une deuxième dynamique est l’organisation progressive d’un secteur industriel de la production de substances de synthèse pour lutter contre les ravageurs des cultures.
Quoiqu’engagées dans des relations très compétitives, les firmes de ce secteur se regroupent de manière efficace pour appuyer le développement de leurs produits auprès des pouvoirs publics et des scientifiques tout au long du 20ème siècle. Elles créent en particulier des organisations syndicales, dont les dénominations indiquent un souci de mettre en évidence la nécessité et l’innocuité de leurs produits : en 1936, l’Association française des fabricants de produits chimiques pour la défense des cultures voit le jour ; la Chambre syndicale de l’industrie des spécialités pour la protection et l’amélioration des cultures, fondée en 1947, devient en 1952 la Chambre syndicale de la phytopharmacie. En 1980, celle-ci adopte le nom d’Union des industries de la protection des plantes (UIPP).
Une politisation du terme « pesticide » ?
En France, le mot « pesticides » connaît lui aussi une certaine fortune, notamment avec la publication de l’ouvrage de la biologiste américaine Rachel Carson, Silent Spring (Le Printemps silencieux en français), succès éditorial et cri d’alerte contre les dangers du DDT pour la faune sauvage. Paru aux États-Unis en 1962 et traduit en français l’année suivante, le livre utilise plus de 70 fois le terme « pesticides », plus de 180 fois le terme « insecticides », et insiste sur les effets toxiques incontrôlés de ces produits.
Mais, au-delà des cercles militants, le terme « pesticides » est alors utilisé sans avoir nécessairement de connotation négative. Par exemple, un fascicule de la Fédération nationale des groupements de producteurs de coton paru en 1969 prend pour titre « Ce qu’il faut savoir des pesticides agricoles » (supplément au n° 134 de La défense des végétaux, janvier-février 1969). L’année suivante, un ingénieur écrit dans les Cahiers des ingénieurs agronomes un article intitulé « L’industrie des pesticides au service de l’agriculture et de la nature » (Fourche, 2004). Le terme fait d’ailleurs l’objet d’usages réglementaires, en France comme plus généralement au sein de la Communauté économique européenne. Ainsi de la Directive 76/895/CEE du 23 novembre 1976 « concernant la fixation de teneurs maximales pour les résidus de pesticides sur et dans les fruits et légumes ».
À la jonction du 20e et du 21e siècle, la progressive harmonisation européenne de l’évaluation des risques des pesticides et des conditions de leur mise sur le marché contribue cependant à promouvoir le terme « produits phytopharmaceutiques ». En 1991, la Directive 91-414 CEE crée un premier cadre commun. Elle est suivie, 18 ans plus tard, par la Directive 2009-128 CE. Celle-ci instaure « un cadre d’action communautaire pour parvenir à une utilisation des pesticides compatible avec le développement durable », qui distingue deux catégories de pesticides : les « produits phytopharmaceutiques » et les « biocides ». Ce texte, et ses réglements d’application, en définissant les règles de la mise sur le marché des « produits phytopharmaceutiques » (ou des « plant protection products », dans la version anglaise des textes), marquent le succès d’une vision positive de ces substances, dont l’utilisation « constitue l’un des moyens les plus importants pour protéger les végétaux et produits végétaux et pour améliorer la production de l’agriculture » (considérant de la Directive 91-414).
Ce cadre réglementaire a probablement encouragé les professionnels de l’agriculture (exploitants et salariés agricoles, coopératives d’agrofourniture, instituts techniques de filière…), quand ils ne se réfèrent pas directement au nom des produits commerciaux, à utiliser le terme de « produits phytos » pour désigner les substances de synthèse qu’ils utilisent.
Ils y sont aussi encouragés par la publicité des firmes, qui tend à euphémiser les dangers de ces produits pour le vivant, mais aussi par les instituts techniques agricoles promoteurs de la modernisation, qui à partir des années 1960 (et jusqu’aujourd’hui) publient annuellement un répertoire des « produits phytosanitaires ».
Inversement, si le terme « pesticides » est loin d’avoir disparu, il apparaît aujourd’hui plus clivant que par le passé, sa charge critique devenant de plus en plus claire à mesure que s’accumulent les données scientifiques qui mettent en évidence les dégâts que le recours massif à ces produits cause pour la santé humaine, notamment pour celle des travailleurs agricoles, comme pour la biodiversité.
Des substances toxiques en dehors des pesticides
Certaines substances toxiques utilisées pour détruire des organismes jugés indésirables, enfin, ne sont ni qualifiés de pesticides ou de produits phytos, mais ont pourtant des structures et propriétés comparables, et des effets non moins préoccupants pour l’homme et son environnement.
On peut penser ici aux produits anti-parasitaires utilisés comme médicaments vétérinaires. De même, qui sait que la grande majorité des semences utilisées en France sont traitées aux pesticides en France, sans être considérées elles-mêmes comme des « produits phytopharmaceutiques », et que semer revient donc souvent à « traiter » ? Ces exemples illustrent le fait que les catégories réglementaires qui viennent légitimer la manière dont on désigne les produits de traitement sont avant tout des conventions. Ainsi, la réglementation des États-Unis utilise-t-elle beaucoup plus systématiquement que celle de l’Union européenne la notion de « pesticide ». En réalité, l’enjeu n’est pas tant de « bien définir » les produits, mais de savoir ce qu’on met derrière les termes, et plus largement de réfléchir à des possibilités de vivre dans un monde moins toxique.
Auteurs
Jean-Noël Jouzel, Chercheur CNRS, sociologie, science politique, Sciences Po et Giovanni Prete, Maître de conférence en sociologie, Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux et Lisis (délégation Inrae), Université Sorbonne Paris Nord
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.