Il y a 50 ans disparaissait Pablo Ruiz Picasso (1881-1973), souvent présenté comme « le génie du XXe siècle » et « le plus français des peintres espagnols ». En toute logique, l’année 2023 est donc riche en événements dédiés à l’artiste, des deux côtés des Pyrénées.
Sa Malaga natale, la Barcelone de sa jeunesse, le Paris bohème, le charme paisible de la Côte d’Azur : les hommages à l’artiste le plus prolifique du XXe siècle – et aussi l’un des plus décriés sur le plan personnel, nous y reviendrons – se succèdent dans ces lieux qui ont marqué sa vie.
Le calendrier binational élaboré par une commission gouvernementale franco-espagnole intègre des sites moins directement liés au peintre, comme La Corogne, où il passa une partie de son enfance, entre 10 et 14 ans, ou encore les grands musées de Madrid et Bilbao. Par ailleurs, New York, où il ne mit jamais les pieds, mais qu’il avait choisi pour exposer son Guernica, se joint aux célébrations.
Ce n’est pas la première fois que sa figure est associée à la publicité – pensons à la fameuse Citroën Picasso – ou au tourisme. L’organisme du gouvernement espagnol en charge de la promotion touristique avait déjà utilisé ses Pigeons, sa Tête de femme ou encore Jacqueline au mouchoir noir pour illustrer des affiches dans les années 1980-1990.
Mais à l’aune des récentes polémiques, comment l’image de Picasso peut continuer à alimenter des campagnes promotionnelles et touristiques ?
Art et tourisme
Le premier musée Picasso fut ouvert de son vivant en 1935, à Barcelone, sous l’impulsion du secrétaire particulier du peintre, Jaime Sabartés.
Après sa mort, les dons de sa veuve, Jacqueline Roque et de ses enfants, exonérés d’impôts par l’État français et de particuliers ont permis d’ouvrir plusieurs musées : à Paris en 1985 et à Malaga (d’abord sa maison natale en 1988, puis le musée en 2003).
En 1981, Picasso était déjà à l’honneur pour les 100 ans de sa naissance. Timbres et expositions accompagnent l’événement de l’année : l’arrivée à Madrid de Guernica. Œuvre de commande pour le pavillon espagnol (et républicain) de l’Exposition universelle, l’œuvre était alors conservée au MOMA, à New York. Picasso voulait que ce tableau soit exposé au Prado, avec les Velazquez et Goya, mais pas dans une Espagne encore franquiste. Cela ne se fit pas sans difficulté, mais dès octobre 1981, soit six ans après la mort du dictateur, Madrilènes et touristes de passage pouvaient admirer le chef-d’œuvre pacifiste – d’abord au Casón del Buen Retiro puis depuis 1992 au musée de la Reina Sofía.
Son œuvre monumentale en fait un des peintres contemporains espagnols les plus emblématiques du XXe siècle, aux côtés de Salvador Dalí et de Joan Miró. D’ailleurs, tous trois furent associés à la promotion touristique espagnole à l’aube de l’année 1992, moment clé pour l’Espagne qui, selon la condescendante presse française entrait dans « la modernité » avec les Jeux olympiques de Barcelone, l’Exposition universelle de Séville et Madrid capitale culturelle.
L’œuvre de Dalí apparaît alors dans des campagnes touristiques, tandis que dès 1991, le soleil de Miró devient l’identité visuelle du tourisme espagnol.
Un pavé dans la mare
Seulement voilà, après plusieurs décennies à associer Picasso à sa célèbre colombe de la paix déclinée sous forme de pin’s et d’affiches, l’artiste est sévèrement remis en question. Dès les années 80, le féminisme questionne et bouscule une histoire de l’art profondément masculine qui tend à reproduire les structures patriarcales.
Parallèlement aux actions des Guerilla Girls (groupe d’artistes féminines anonymes) qui dénoncent l’invisibilisation des femmes artistes dans les musées, plusieurs expositions récentes s’attellent à ce sujet : le Prado s’intéresse « au machisme dans l’art espagnol du XIXᵉ siècle » tandis que le musée du Luxembourg présente les artistes « Pionnières » du XXe siècle, au risque de l’essentialisation. Des publications de vulgarisation et des révélations émergent sur les pans les moins connus de la vie personnelle de Picasso – et ce n’est pas rose. https://www.youtube.com/embed/sENT7Ntbr-o?wmode=transparent&start=0
En mai 2021, le podcast « Vénus s’épilait-elle la chatte ? » se penche sur le cas Picasso. Il y est question de misogynie, de tyrannie, de violences physiques et psychologiques, de viols. Julie Beauzac, sa créatrice, fonde ses propos sur les ouvrages d’Arianna Huffington, Picasso : Creator and Destroyer (1989) et Sophie Chauveau, Picasso, le Minotaure (2017) ainsi que sur les déclarations des proches de l’artiste.
Mis en ligne à l’apogée du mouvement #MeToo, ce podcast rencontre un succès phénoménal. C’est le fameux débat de la séparation entre l’homme et l’artiste, entre le minotaure et le génie, opposant ceux qui veulent effacer Picasso – des enseignants évoquent d’ailleurs le refus de certains élèves de l’étudier – et d’autre part ses défenseurs qui n’ont pas de mots assez durs pour les premiers.
Dans ces conditions, que faire de Picasso ?
Vers une troisième voie ?
Pour tenter d’ouvrir une troisième voie, les musées réagissent. À Paris, avec l’ouverture d’un Centre d’Études Picasso à l’horizon 2024, des conférences, un affichage de l’artiste féministe Orlan ou encore au Brooklyn Museum avec une exposition sur Picasso et le féminisme.
Entre le danger de l’annulation – cancellation en anglais – pure et dure et l’impossibilité d’ignorer la production d’un artiste qui révolutionna l’histoire de l’art, il s’agit à la fois de privilégier la pédagogie, de ne pas oublier la nécessaire contextualisation, d’insister sur les aspects constructifs de la vie et de l’œuvre du peintre – son côté prolifique, son engagement politique humaniste – mais aussi de reconsidérer les femmes qui ont traversé sa vie, qu’elles aient été artistes, muses, victimes ou les trois à la fois.
Dans cette perspective, les documentaires, reportages et propositions artistiques abondent. Amande Art propose ainsi un hommage à la chorégraphe Eva Gouel, la photographe et peintre Dora Maar, la danseuse Olga Khokhlova, les peintres Marie-Thérèse Walter, Fernande Olivier et Françoise Gilot grâce à des collages. À Barcelone, l’historienne de l’art María Llopis et ses étudiants organisent même une manifestation-performance au musée en arborant des tee-shirts « Museo Dora Maar ».
Un travail de visibilisation des femmes artistes qui ont gravité autour du peintre, que l’on devrait connaître autrement qu’en tant que « femmes de », est en cours – sans pour autant effacer Picasso et son œuvre.
Et le tourisme dans tout ça ?
Malgré les polémiques, les œuvres de Picasso se vendent en tout cas toujours à prix d’or, et sa popularité est telle que l’on oublie même parfois sa nationalité.
C’est cette facette de l’artiste que la commission franco-espagnole veut mettre en avant cette année. Picasso ne sera en effet jamais français : il découvre le pays à l’âge de 20 ans, s’y installe vraiment en 1904, demande la nationalité en 1940, on la lui refuse pour accointances avec l’anarchisme et le communisme. Lorsque la France revient vers lui pour le naturaliser, c’est lui qui décline la proposition. Mais peut-on le dire espagnol ? Il a passé presque toute sa vie en France, ne retournant que de façon ponctuelle en Espagne ; il ne s’y rendra pas du tout sous le franquisme.
Avec cet entre-deux, la commission franco-espagnole en charge de l’année Picasso l’associe tantôt à France tantôt à l’Espagne. Il n’est pas question ici d’opter pour l’effacement, mais il ne s’agit pas non plus d’en faire l’éloge absolu.
Lors d’une présentation des célébrations organisées à Vallauris, dans les Alpes-Maritimes, où l’artiste séjourna de 1948 à 1955, l’ami céramiste de Picasso Dominique Sassi avait évoqué les débats actuels puis, avec un talent de conteur incontestable, partagé son tendre souvenir de l’artiste.
Des deux côtés des Pyrénées, il est donc toujours question d’encourager le tourisme au travers de la figure de l’artiste. La campagne de promotion de Turespaña, l’organisme en charge de la promotion touristique, met en avant l’étincelle créative, l’inspiration. La véritable muse de Picasso, c’est l’Espagne – exit les femmes violentées. Le slogan « L’Espagne a inspiré Picasso. Venez y trouver votre inspiration » vise à créer du lien entre le territoire, l’artiste et le touriste. Mais il s’agit avant tout de mettre en avant le rapport affectif du touriste avec le pays. Un procédé communicationnel récurrent (déjà exploité dans les slogans des campagnes précédentes : « I need Spain », « Spain is a part of you », « Spain is alive in you ».
On insiste sur l’inspiration, la possibilité de se réaliser grâce au voyage ; Picasso apparaît comme celui qui ouvre la voie. Selon les mots de Miguel Sanz, directeur de Turespaña, il est question de dépasser le regard touristique habituellement posé sur son pays en regardant les choses « d’une autre façon, comme Picasso ».
Le spot met en scène un jeune couple en train d’admirer Les demoiselles d’Avignon au musée de Malaga – une tapisserie créée à partir de l’original exposé à New York. S’opère alors un déclic qui lance une course dans la ville sur fond de pop sixties vitaminée Bring a little Lovin’ du groupe espagnol Los Bravos (1968), remise à la mode par Tarantino dans Once Upon a Time in Hollywood en 2019. Les lieux traversés s’animent, se parent de mille couleurs et de formes cubistes.
À part le clin d’œil à sa célèbre marinière, on oublie un peu l’artiste, jusqu’au slogan et la bannière finale « Picasso celebración 1973-2023 » sur fond bleu et rose. Picasso n’est plus un but en soi mais une porte d’accès à une expérience personnelle.
C’est finalement ce que propose une bonne partie de la programmation : éveiller la curiosité des touristes à partir des lieux ou des choses qui éveillèrent celle de Picasso comme l’art rupestre, les grands maîtres du Prado et les paysages.
Cette campagne vise à encourager le tourisme culturel souhaité par les autorités espagnoles pour désengorger les plages pendant la saison estivale. Un défi auquel les institutions touristiques travaillent depuis plusieurs décennies dans le but de chambouler l’image persistante d’un pays de « sol y playa » ; l’ambiguïté du personnage, elle, reste entière.
Auteurs
Ivanne Galant, Maîtresse de Conférences, Docteure en études hispaniques, Université Sorbonne Paris Nord et Jorge Villaverde, Historien, enseignant chercheur, Université Sorbonne Nouvelle, Paris 3
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.